mardi 26 octobre 2004

Tenir par un fil

Devant moi, une classe vide. 40 chaises. 40 tables. Vide. Mélissa, comme toujours la dernière à terminer, venait de partir en me remettant sans mot dire son examen final. Elle ne m’avait laissé qu’un sourire timide pour cadeau de Noël. Fin de session. 40 visages familiers que je ne reverrais peut-être jamais. 40 visages qui auront toujours 17 ans.

Je suis resté assis, devant l’écho de mes soupirs. Voilà deux semaines que je jouais, deux semaines que je faisais semblant que tout allait bien. Mon monde s’écroulait mais tout devait bien aller. C’était ma fin du monde. A. me quittait. À l'imparfait. Le verbe quitter se conjugue plus souvent au passé composé, comme si on ne s’en rendait compte qu’après coup. Pas cette fois. A. flottait lentement vers le large, comme un bateau quitte le quai, comme un train quitte la gare, avec cette douceur qu’on ne peut stopper.

J’avais mis beaucoup d’efforts pour que mes étudiants ne se rendent compte de rien. Mais parfois, la concentration manquait. J’étais sur le quai. Ils devaient répéter leur question. Je n’avais plus de réponse.

Là, j'avais enfin fini. Je pouvais rentrer chez moi, dans mon apocalypse. J’ai profité de l’isolement que la salle de classe m’offrait pour remembrer mon courage. Dans la brume, j’ai regardé l’examen de Mélissa. Son nom était écrit avec une calligraphie ronde, chacune des lettre d'une couleur distincte, les pétales d’une fleur impossible autour du point du i. Adorablement, insupportablement adolescent. Dans le coin droit au bas de la page, elle avait dessiné un soleil derrière un nuage. Un soleil d’enfant avec un grand sourire et un clin d’oeil entendu. Et sous ce dessin, une phrase. Une larme s’est mise à couler sur ma joue. Mélissa avait écrit “Derrière chaque nuage, il y a un soleil.” J’avais déjà lancé des pierres à des amis pour moins que ça. Mais là, elle avait tiré sur le fil qui décousait mon armure. Une armure qui résistait aux flèches, aux balles et aux boulets. Mais pas à ça.

Devant 40 tables et 40 chaises vides, j’ai pleuré.

Comme dans un mauvais film, le concierge a fait irruption à ce moment-là. J’ai essuyé une joue et j’ai eu un petit rire de malaise. Snif! Hé! Hé! J’ai brandi la feuille de Mélissa en disant:
- C’est plutôt rare, une composition aussi courte, aussi juste... et sans faute!
Pour toute réponse, j’ai entendu le bruit des roues de la chaudière jaune qui fuyait dans le corridor. Le même bruit que l'amour qui s'éloigne. Un concierge ne sait pas essuyer tous les dégats.

8 commentaires:

  1. Petit salaud, va ! Pourrais-tu arrêter de tirer sur le fil qui découd mon armure...
    C'est très beau. Tu me donnes quasiment envie de tomber en peine d'amour.

    L'espoir qu'elle ne revienne, c'est le cierge du con ?Il est de ces jours où la peine nous surprend à valser avec une moppe.

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  2. Je ne sais pas si c'est parce que tu réussis à rejoindre tant de gens avec ce texte mais, va chier ! Va chier pour m'avoir fait avaler ma salive de travers. Va chier pour avoir fait tourner mon coeur à l'envers quelques instants. Va chier pour avoir fait apparaître des milliers d'images et de souvenirs l'espace d'un instant. Va chier pis merci pour la justesse de tes mots Dan !

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  3. Le prof de français en toi va grincer des dents, mais tout ce que je trouve à dire suite à la lecture de ton texte c'est: "Sti qu'ça varge!"

    Ton texte me touche avec toute la douceur d'un coup de 2X4 dans le front!

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  4. demetan, t'as vraiment le tour avec les petites finales délicieuses.
    lagreff --> première track sur small change de tom waits...

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  5. C'est incroyable la sensibilité des jeunes!

    Très bien écrit! Je dois revenir plus souvent...

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  6. pfff, que rajouter aux commentaires qui vont tous dans le même sens. Je me suis revue chaque fois de ma vie devant des pièces vides, les gens ne semblant pas comprendre tout ce qui s'envolait avec la fin de l'année ou le démménagement.
    Me revoir chaque fois que les pages tournaient dans mon coeur et que pour bien me le faire comprendre la vie se sentait obligée de me monter des pièces vides aux murs blancs... Merci Daniel!!!

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  7. Parce que ton texte s'est accroché, là, juste là où ça fait mal ... et que cette détresse tout à coup a rencontré la mienne.
    Parce que tes mots sont beaux comme un visage humain sur le quel danse les ombres et la lumière !

    Merci

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