mardi 2 septembre 2008

Le Roi se meurt - Troisième partie

Lentement, sûrement, discrètement, l'Asile est devenu mon repaire, un fort où je vais sans fard, et Alexandre, une sorte de psychothérapeute à indemnité liquide que je fréquentais sans rendez-vous, un ami qui savait attendre le réponses, comme ce soir-là où juste avant de faire mon tour quotidien à l'Asile, j'avais volé un grille-pain tout chromé à la quincaillerie. Pour rien. Parce qu'il était là. Parce qu'une voix comme celle de Tatoo, le nain de Fantasy Island m'a soufflé à l'oreille «Le toaster! Le toaster!» J'avais déposé le grille-pain sur le bar et je m'étais un peu examiné dans le chrome en attendant qu'Alexandre ne se libère. J'y avais un gros nez.

Malgré le caractère biscornu de mon trophée de chasse, Alexandre n'y a pas fait allusion et m'a proposé une partie d'échecs. Depuis que je lui avais avoué qu'en considérant rétrospectivement ma vie, les échecs étaient ma spécialité, sortir le vieil échiquier en bois dès qu'il y avait moins de dix clients tenait du rituel.

On a tiré les couleurs: main droite, pion blanc, j'ouvrais la marche. Les premiers coups se sont faits en silence, entrecoupés de quelques commandes de bières des rares buveurs. Ensuite, j'ai ralenti la cadence pour réfléchir un peu... Ma réflexion prenait trop de temps au goût d'Alexandre et il a entrepris de me déconcentrer par un discours au ton professoral trop appuyé:

- Il faut se laisser en partie guider par son instinct. Il ne faut pas trop réfléchir, sinon on risque de perdre le fil, de croire en de fausses stratégies et de nager dans les regrets... Tu savais que réfléchir, ça vient de «fléchir à nouveau»? Penses-y sérieusement, ça a de l'allure...

Malgré le fait qu'Alexandre n'était absorbé qu'à moitié par la partie en cours, je n'ai pas su imposer mon rythme immédiatement. Il est vrai que le métier de barman devait constituer un bon entraînement pour les échecs. Dans un bar, il y a les pions: monsieur et madame tout le monde. Peu d'impact mais majoritaires, peu attachants mais ils permettent la survie du débit.

Ensuite, les tours assises en solitaire dans un coin. Puis les fous et les cavaliers. Alors que les premiers demeurent prévisibles en restant toujours sur leur couleur, les cavaliers, eux, sont plus finasseurs; ils vont de table en table, et quand on pense qu'ils s'installent, ils bifurquent et abordent quelqu'un, parfois un ami, souvent une jolie fille esseulée. Il y a aussi les dames, les belles femmes accoudées au bar, celles qu'on n'ose trop peu aborder. Les rois sont les habitués fiables, l'âme du bar. Tous les soirs, Alexandre doit pousser ses pions, protéger précieusement ses dames et prendre grand soin de ses rois.

Alexandre a avancé une dame menaçante, me tirant de mes pensées.

- Beau coup, Kasparov.

Il s'est mis à rire :

- Et toi, t'es qui?

- Fisher, rien de moins. Selon moi, il reste le meilleur, malgré sa retraite…

Je savais qu'il ne connaissait que très vaguement l'histoire de ce grand maître américain qui s'était retiré de toute compétition pour d'obscures raisons. Mais Alexandre aimait me faire croire que j'avais affaire à un connaisseur. J'ai avancé mon cavalier finasseur en E4.

- Ouain, ben, on le saura jamais, a-t-il poursuivi, concentré sur l'échiquier. Ce n'est pas en se retirant qu'on prouve quoi que ce soit...

Il a bougé un pion et je lui ai pris un fou. J'ai brandi la pièce sous son nez et j'ai lancé à la blague:

- Je t'avertis, mon Popov, je sens que je vais tout te voler...

En s'essuyant le menton du revers de la main, tout sourire et soupir, il a rétorqué:

- Je sais bien que j'ai un cleptomane comme client. Mais je crois que tu régresses; samedi dernier, je t'ai vu voler la belle brune assise au bout du bar, et aujourd'hui, tu m'arrives avec un toaster...

Il avait le regard complice. J'ai souri aussi. En flattant le chrome de mon nouveau Phillips, j'ai ajouté:

- Ouaip. Il est joli, hein? Mais c'est un peu con, j'en ai déjà deux à la maison...

- Allez, un toast aux toasters inutiles!

Le verre d'Alex a frappé mon verre à moutarde côté coeur. On a ri sans trop savoir de quoi on riait.

- Mais conseil d'ami, tu devrais voler un verre à scotch! Ton verre à moutarde me semble peu adapté à son usage et, disons, d'une autre classe sociale. Sans parler de l'air que ça te donne... Mon cavalier prend ta tour.

Merde, je ne l'avais pas vu venir. Alexandre avait cette faculté de voir tout ce qui se passait même distrait. L'étau se resserrait autour de mon roi. L'air faussement vexé, j'ai lancé:

- Quoi, l'air que mon verre me donne? Dis plutôt que c'est toi qui as peur qu'il fasse fuir ta clientèle. Ce verre n'est peut-être pas adapté à l'usage, comme tu dis, mais je l'aime. Puis c'est pas pire que ces saletés de petits chiens à poils longs que portait dans ses bras la vieille cliente à cheveux bleus d'hier soir!

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