mercredi 3 septembre 2008

Le Roi se meurt - Quatrième (et avant-dernière) partie

J'ai avancé un fou qui aboyait plus fort qu'il ne pouvait mordre, sans véritable stratégie. C'était ma tactique anti-Deep Blue: agir en tout illogisme pour que l'adversaire se triture les méninges à comprendre la stratégie de mon absence de stratégie. Si c'était efficace contre un ordinateur, ce devait l'être contre un Russe... Alex changea de sujet, mais juste un peu:

- Ça fait longtemps qu'elle est partie?

On se disait les choses à moitié et on se comprenait tout de même complètement.

- Je ne sais plus, six ans. Sept peut-être. Je ne sais plus. J'ai arrêté de compter. Anyway, c'est toujours comme si elle était partie l'an passé.

J'ai laissé passé un ange avant de continuer.

- C'est idiot: j'ai quarante ans et je ne peux pas l'oublier, cette fille. Je suis comme un vétéran de guerre qui, sa vie durant, quêtera sur le coin de la rue, incapable de se refaire une vie normale après tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il a vécu. Cette fille, c'est mon Viet Nam, ma Normandie. Quand elle m'a dit qu'elle me quittait, je pensais que c'était la fin du monde. Je n'avais pas prévu que ce serait pire après son départ. Hiroshima.

J'ai soupiré. Tout revenait toujours à Alice. Pourtant, ce que j'aimais de cette femme était devenu une idéalisation, un concept plutôt abstrait. Je passais ma vie à me rappeler qu'il fallait l'oublier... Tel un pompier qui a pour seul désir d'éteindre un feu dont il a besoin, car sans ce feu, il n'a plus rien à combattre, il perd sa raison d'être. J'en étais venu à entretenir, à nourrir ce que je voulais tuer.

J'ai avancé mon fou en C5. Légère pression sur les pions devant son roi. J'ai poursuivi:

- Il n'y a pas une semaine où je ne me dis pas au moins dix fois que j'aimerais qu'elle me voie faire tel ou tel truc, là, maintenant... Qu'elle me voie tout court, en fait.

Alexandre a pris mon fou avec sa tour, pas gêné le moins du monde de prendre une pièce a un grand irradié japonais. Après un court silence, il a dit:

- Et pourquoi tu voudrais qu'elle te voie? Que fais-tu de si extraordinaire qui mériterait que ses yeux se posent sur toi?

Je l'ai fusillé du regard. Pas une balle ne l'a atteint. Pourtant, c'était à bout portant. Je devais loucher. Il est resté debout, un oeil sur l'échiquier, un oeil sur les pions qui riaient trop fort derrière moi. Alexandre devait loucher aussi.

- Ben... Qu'elle me voie pour... Heu... Aaahhh... Tu fais chier, ai-je répondu sans retenu. Je ne sais pas. Pour rien. Pour tout. Pour mes nouveaux amis, mon nouvel appartement, ma nouvelle vie! Juste qu'elle voie que je ne suis pas un crétin.

Je lui ai pris un pion qu'il semblait avoir oublié en A6. Prise inutile, mais je voulais lui ravir une pièce, n'importe laquelle.

- Et qu'est-ce qui te dit que ton ex te voit comme un crétin?

1 commentaire:

  1. Jamais un veteran ne touche le fond du baril,ca me fait songer que seul les americains perdent deux tours pour un fou !

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