vendredi 16 mai 2008

Don Pedro (dernière partie)

Il quitte sa maison de fous. Seul. Seul pour la première fois depuis qu’il y est entré, personne ne sait quand. On ne voulait pas qu’il fasse des barres sur les murs pour compter les dodos. Pierrot avait alors entrepris de compter le temps dans sa tête mais rapidement, il a eu trop de jours, trop de chiffres, trop de temps. Il s’est emmêlé. Il a essayé moins de chiffres. Il a essayé de compter les hivers. Mais des fois il fait froid et il fait beau, des fois c’est Noël et il ne reçoit pas de cadeau. Il a perdu le fil. C’est facile à perdre, le fil. C’est pour ça que Pierrot est décousu. Il ne faut pas lui en vouloir. Là où Pierrot vivait, il ne servait à rien, ce fil, de toute manière. Mais ça c’était avant.

Pierrot rejoint une rue et il marche sur le trottoir. Il marche comme dans la maison de fous, sauf qu’il vente dans ses cheveux puis qu'il se met à pleuvoir. Il a un peu froid sans ses chaussettes et sans ses garde-fous autour de lui. Il n’a pas l’habitude. Il faut qu’il rentre quelque part. Alors il suit des gens et pousse une porte. C’est écrit Radisson. Il sait lire. C'est sale, c'est gris. C'est éclairé comme dans sa chambre avec les murs pas de barres, les murs pas de temps. Pierrot décide de suivre tout le monde, et tout le monde prend un escalier qui crache ses marches une à une. Pierrot doit sauter sur une marche, mais il a peur que chaque marche qui apparaît soit la dernière. Alors il saute sur une marche déjà loin et bouscule une dame. Il dégoutte. Elle le fusille du regard mais ne dit rien. Pierrot a eu trop peur pour le remarquer. Il descend l’escalier de Radisson appuyé sur une rampe qui descend à la même vitesse que lui, ce qu'il trouve magique. En bas, le plancher mange les marches et Pierrot tente de remonter l’escalier. Mais tout va trop vite, il y a trop de monde, et Pierrot se retrouve étendu par terre. Il reste là, quelques instants, le temps d’arrêter le roulis. Il a oublié de garder son équilibre. Il oublie des choses comme ça, des choses qu’il se répète pourtant souvent. Pourtant il n’est pas si fou que ça. Pas fou-fou en tout cas.

Des gens qui n’oublient jamais rien passent devant lui. Un homme lui lance de la monnaie sans lui payer attention, on lui lance des mots sans lui parler, on lui lance des regards sans le voir. Pierrot ne s’en fait pas trop. Il a l’habitude des autres fous et il voit bien leur jeu. Ce n’est pas toujours drôle, leur jeu. Il a de bons yeux. Il en faut pour voir l’autre bord de la mer, pour voir où il va, où les gens connaissent Don Pedro. Parce que Pierrot, c’est un nom que des parents ont donné. Mais Pierrot ne leur avait rien demandé. Surtout pas qu’il le laisse chez les fous parce qu’il y a des vagues dans sa tête. On n’abandonne pas les gens chez les fous. Il n’y a pas de raison. Il n’a pas de raison mais il n’est plus fou. Il est parti ce matin.

Le vent commence à souffler et Pierrot se lève. Le vent souffle. Très fort. Trop. Ça le retourne. Il essaie de marcher à reculons. Il a le vent dans le dos mais il avance à reculons. Puis le vent se clame, se fait doux. Pierrot regarde les gens tourner dans les tourniquets. Ils tournent rond. Lui ne tourne pas rond. Il passe par dessus. Il n’est pas toujours nécessaire que les choses tournent rond. Il n’est pas si fou. Et il marche. Il suit le flot des gens. Des vagues de gens pas fous parce qu’ils peuvent sortir de leur maison sans garde-fous, quand ils le veulent. Ils peuvent choisir d’aller à gauche ou à droite. Ils peuvent choisir et ils choisissent tous d’aller dans l’escalier Angrignon. Pierrot sait lire. Il lit à voix haute. An-gri-gnon. Il n’aime pas beaucoup le son que ça fait dans sa tête, An-gri-gnon. Au-dessus de l’autre escalier, c’est écrit Honoré-Beaugrand. Ça va avec lui, Honoré-Beaugrand. Il aurait bien aimé s’appeler Honoré. Il se dit que c’est pour lui, ce nom-là. Qu’il est Honoré. Honoré de vous rencontrer. Il rit de son jeu de mots. Pierrot sait être drôle parfois. Tout le monde le dit, à la maison: «Il est drôle, lui.» Et il descend l’escalier Honoré en riant.

Il va sur le quai. Tout le monde est de l’autre côté. Seulement Pierrot est du sien. Personne d’autre. Il compte. Zéro. Il sait compter. Mais il compte sur personne. Il compte sur lui, il compte sur ses doigts. Il n’est pas fou.

Les gens de l’autre côté n’ont pas l’air heureux. C’est pas joyeux tous les jours de ne pas être fou. Ils peuvent bien tous être du côté Angrignon, lui, il est Honoré. Il leur crie fort. JE SUIS HONORÉ! Il sait bien qu’ils l’entendent mais ils n’écoutent pas. Personne n’écoute jamais. Mais Pierrot n’a pas besoin de leurs oreilles. Il a les siennes. Il a des yeux aussi. Des yeux pour voir au-dessus des vagues. Pour voir son pays. Son pays qui est par ici. Il n’a qu’à suivre la ligne jaune tout au bord du gouffre. Il n’a qu’à suivre le fil sans le perdre. Alors il marche dessus, en équilibre. Il ne faut pas qu’il oublie. Il veut aller jusqu’au tunnel, jusqu’au trou noir. Et il marche. Et il rit de se voir déjà de l’autre côté de la mer, dans son pays, chez lui, avec des amis et des gens qui rient. Il ferme les yeux et il respire le vent chaud qui commence à souffler. À souffler dans sa voile. Dans le tunnel juste devant lui, il entend les vagues. Il entend la mer gronder. Tout doucement d’abord. Elle ronronne comme un chat. Puis plus fort. Puis elle rugit! Fort! Fort comme un lion! Fort comme une montagne de lions! Fort comme un fou qui est heureux! Fort comme Don Pedro sur son bateau sur la crête d’une vague! Il garde son équilibre malgré la vague de joie, malgré la vague de bonheur! Il va enfin partir! Loin des creux, loin des fous! Il est au sommet! Il voit tout! Il voit surtout qu’il n’y a rien, ni côtes ni pays. Il voit le vide, et ça l’étourdit.

Tout est question d’équilibre.
C’est ce qu’a pensé un préposé en se penchant sur Pierrot.
Et les yeux mi-clos, Pierrot lui a dit qu’il avait seulement oublié, qu’il ne fallait pas lui en vouloir.

7 commentaires:

  1. C'est bien triste tout ca, est-ce fictif?

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  2. «Il quitte ma maison de fous.
    Pour voir son pays.
    Mon pays...
    Il garde mon équilibre...»

    Je pense que tu t'es trahi, mon Dan.

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  3. Wow. Quel travail de réécriture poche!! Comme on peut le voir, la première version était au je, puis j'ai foutu cela à la 3e.
    Je corrige.

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  4. Moi qui croyais que c'était une figure de style...

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  5. C'était plus du genre «défigure de style»...

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  6. Défigures autant que tu voudras, ce n'est pas avec des textes comme ça que tu vas perdre la face... T'as mon vote ! ;-) A+

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  7. très beaux textes.
    Je crois qu'on a tous un peu de "je" là dedans.
    Moi je suis un "Vieux fou", qui a pas encore perdu l'équilibre.

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