jeudi 9 août 2007

Les Beaux Plafonds

(Le format s'y prête mal, mais voilà: une longue nouvelle. J'espère que ce ne sera pas trop indigeste sur un blogue.)

La poussée m’écrasait au fond de mon siège. J’aimais beaucoup cette sensation. Elle me donnait l’impression qu’on prenait soin de moi. Par le hublot, la vie devenait ridicule. J’ai pris une automobile entre mon pouce et mon index, j’ai essayé de la retenir et comme elle m’échappait, je l’ai aplatie. Pas un craquements ni de cris agonisants. Légère déception. Le nez collé à la vitre, j’ai tenté de repérer des routes que je connaissais, que j’avais empruntées, que j’avais prises. La concentration m’a manqué, la jauge indiquait Empty. Je me suis perdu dans un rond point de mon esprit. Dans la brunante de plus en plus opaque, Montréal disparaissait déjà et j’y laissais, le temps d’une réflexion, d’une refonte des assises, une relation en forme de points d’interrogation.

Chaque minute était un bilan : il était 18h46, j’avais trente ans, un début de calvitie, une insouciance qui prenait plus de rides que de risques. J’étais peut-être célibataire, sûrement cocu, sans enfants connus, sans raison, sans passion, et pour fuir les plaines qui se dessinaient devant moi, j’avais acheté sur un coup de tête un billet pour la Belgique. Parfois, j’étais un peu con aussi.


***

On était le trente et un décembre 1999, la veille du fameux bogue. J’espérais que ce dernier frappe fort, qu’il fasse mal, qu’il coupe les ailes de mon avion, qu’il sape une fois pour toutes cet arrière goût de fin du monde qui me traînait au fond de la gorge. Mais comment faire confiance à un bogue qui menaçait à la fois de faire partir des missiles et d’arrêter des ascenseurs, de donner cent ans d’intérêts sur les prêts hypothécaires mais de prendre cent ans d’intérêts sur les placements? Les vieux avaient raison : on ne pouvait plus se fier à rien... Les menaces d’apocalypse avaient fait leur œuvre cependant, et d’aucuns évitaient de prendre l’avion en cette fin de siècle aux couleurs de fin des temps. Il y avait peu de passagers sur ce vol transatlantique et ça me plaisait. Pour être précis, nous étions six, tous promus en première classe par gratitude de la compagnie aérienne.

L’agent de bord chargé de l’habituelle chorégraphie de bienvenue a pointé, blasé, les sorties de secours avec les yeux et les paumes au plafond, puis a patiemment attendu qu’on ait le droit de la déboucler pour s’allumer une cigarette. Une femme en tailleur gris s’est tout de suite insurgée contre le geste. D’un ton désinvolte, comme s’il nouait ses lacets, l’agent à l’homosexualité bien déplacardée a expliqué que c’était son dernier vol, qu’il en avait «more than assez de les voyageurs impolites» et qu’arrivé en Europe, ciao-bye chérie, il partait avec le cuistot de l’avion visiter les moulins des Pays-Bas! Alors le tailleur gris pouvait bien hurler, «le travail est much more agréable un cigarette dans le bouche pis le chemise ouvert, surtout quand il faut dealer avec des madames habillées avec une Channel grise complètement out». Et le chemise s’ouvrit sur sa pilosité de ver préadolescent. La dame a promis de porter plainte à plus hautes instances, ce à quoi l’agent a répondu une lente et profonde bouffée d’acide cyanhydrique. J’ai eu une immédiate et vive affection pour cet agent de bord au bord de la décompensation. J’ai déduit de la scène que j’avais aussi le droit de fumer et je me suis allumé une cigarette. Ma chemise se serait ouverte si j’en avais porté une. J’ai plutôt déboutonné mon pantalon et enlevé mes souliers, comme si je revenais libre et détendu d’une plage du Sud-tout-inclus.

Dès mes aises apprivoisées, j’ai demandé un scotch à l’agent de bord. L’aubergiste imberbe m’a versé l’équivalent d’un triple avec le sourire. Docile, j’ai calé le triple avec le sourire. Le goût iodé m’a fait grimacer. Mal de tête assuré. J’en ai redemandé un autre...
Contre toute attente, un passager s’est levé pour venir s’asseoir près de moi. Un gros homme en sueur plutôt quelconque. En s’assoyant, il a entrepris une lente lambada du bassin afin de bien se caler au fond du siège puis a poussé un profond soupir. Une fois bien installé, il s’est tourné vers moi.

- Fous bermettez?

Sans attendre ma réponse, le gros homme a continué :

- Che bréfèrerais m’asseoir brès de quelqu’un bour le temps du fol. Bieille phobie mal guérie, foyez-fous…

Je ne foyais un peu mal au travers cet accent de choucroute, mais je n’étais pas d’humeur à défendre quoi que ce soit, même un territoire. Sans sa veste vert pomme et son tabloïd sportif qui traînait sur ses genoux, ce gros Allemand m’aurait laissé indifférent. Mais je filais un mauvais coton, l’homme me barrait maintenant la route vers les toilettes, j’avais six heures à tuer et très peu de munitions pour le faire. J’ai entrepris de l’haïr. C’était dans mon champ de compétences. Il a sorti de sa poche de chemise un paquet souple de Winston. Juste à le déballer, il soupirait d’effort. Je le sentais déjà. De toutes les odeurs, celles que produisait le corps humain me répugnaient le plus. D’ailleurs, les odeurs qui émanaient des pores, de la bouche et de tous les autres méats corporels m’avaient toujours inquiété. Que contenait le corps humain pour puer autant au moindre orifice? Mon voisin devait se décomposer…

- Fous foulez oune cigarette? dit-il en me tendant une cigarette coincée entre deux bouts de doigts trop courts.

Sans un mot et avec mon sourire de scotch, je lui ai montré la mienne déjà bien entamée.

- Pien sour, oune à la fois. Nous sommes dans oune afion abrès tout!

Il a ri. J’ai fait semblant de ne pas entendre, question de ne pas encourager la poursuite d’une discussion qui me pesait juste d’y penser.

L’homme l’a poursuivie quand même, comme si nous étions pour entamer une fin de semaine de formation sur l’art de se faire des amis. En moins de deux, j’en ai su plus que je ne le voulais sur lui: Franz Brant, enjanté!, entrepreneur-conseiller en décoration, 42 ans, 56 employés, deux maisons, une carte de crédit qui donnait des voyages quand on dépensait beaucoup, fous defriez essayer, ça faut la beine, deux garçons, trois lévriers afghans, une femme. Dans cet ordre. Et moche les enfants; il m’a montré une photo d’eux, tous habillés pareils, regards niais et tout. Depuis son usine en banlieue de Berlin, le gros entrepreneur fabriquait des plafonds à plusieurs milliers de dollars pièce pour les nantis de ce monde.

- Les chens ont tort d’ignorer leurs blavonds. On les regarde touchours, surtout les vammes! À elles, on leur bromet la lune, mais elles ne foient que les peaux blavonds! Quand le blavond est choli, elles se disent qu’elles sont janzeuses et heureuses! Si le blavond n’est pas choli, elles s’aberçoifent que fous vaites l’amour comme oune zaucisse. C’est zimple!!

Il a éclaté d’un rire gras bien senti! Nos sens de l’humour venaient assurément de deux planètes différentes. Il s’est penché vers moi et, sur un faux ton de confidence, m’a dit en regardant à gauche et droite pour déceler d’improbables oreilles intéressées:

– Mais, vranchement... Entre fous et moi, quand on est brêt à jancher de blavond à ce brix-là, c’est qu’on vait très mal l’amour et qu’on a trop d’archent. Bour l’amour, che ne peux rien y vaire, alors che me concentre sur leur archent!!

Il a ri encore. Très fort. Il devait être très riche.

Il a sorti une sorte de catalogue de ce qu’il offrait à ses clients. Des images de pièces de châteaux, de voûtes suspendues, de toiles tendues, de plafonds flexibles, malléables, translucides ou opaques, tous offerts dans un choix de 128 couleurs, de 211 motifs, de six textures. Du grand n’importe quoi… J’adooooooore la texture de votre nouveau plafond, ma chère! Face à mon mur de hum hum et après 34 minutes bien comptées et deux cigarettes, Franz Brant a fini par deviner que l’intérêt qu’il soulevait chez-moi plafonnait, et il s’est tu. Le gros homme a alors plongé dans son tabloïd et il a absorbé sa dose de buts, de coups de boules, de salaires astronomiques. Et ce maudit bogue qui n’arrivait pas…

– Aubergiste! Un écossais! Et pas sur la roche!

Il y a des moments où l’on ne doit rien diluer. Le steward s’est exécuté sans relevé de ma plate blague de traduction. Je l’aimais vraiment beaucoup, celui-là.

Alors que sa troisième cigarette était à peine entamée, mon compagnon de voyage s’est endormi, la tête bien entrée dans ses multiples mentons. Très vite, l’adipeux Allemand a commencé à respirer bruyamment. En fait, il n’expirait pas, il soupirait. Inspiration, soupir, inspiration, soupir, et partout autour, l’odeur de son haleine. Il me fallait fumer pour survivre à cet envahisseur. Au fond de mon paquet, il ne me restait que deux cigarettes et malgré la tentation, je ne m’en suis allumé qu’une. La sienne brûlait toujours entre ses doigts et de la façon qu’il la tenait, la cendre tombait sur sa cuisse droite. J’ai attendu quelques minutes avec un plaisir à peine coupable à l’idée que la cigarette finisse sa combustion en le brûlant. Malheureusement, elle a fini par s’éteindre d’elle-même, au filtre, sans le réveiller. Sorry, try again. Sur son gigot, la cendre avait commencé à s’accumuler. N’ayant pas de cendrier et, merci moult scotches, de moins en moins d’inhibition, j’ai entrepris de laisser tomber ma cendre là où il y en avait déjà, dans l’espoir de créer un motif, une texture. Il m’était difficile de bien viser sans accrocher la montagne, mais ché suis parfenu! Avec le sourire de celui qui a accompli avec succès une mission délicate d’espionnage, j’ai fait signe à l’agent de bord :
- Auperchiste!

***

Nous volions maintenant au dessus de l’océan et le calme lisse qui régnait dans l’appareil m’a ramené à mes problèmes. Sur l’écran à l’avant, un petit avion blanc surfait bien au-delà de Terre-Neuve. Devant lui, que du bleu océanique. Ensuite, au loin, la terre des Angles, puis les plats pays, le nouveau millénaire, une vie que je ne voulais plus mienne... Avant ce voyage, il y avait eu elle, elle et moi, nous. C’était avant elle et lui, avant eux. Et maintenant que leur eux avait tué notre nous, que deviendra mon je? Il était difficile de passer du pluriel au singulier, du plus-que-parfait au définitif présent. Je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était peut-être le gros Allemand qui avait raison, qu’on promettait la lune à des femmes qui ne voulaient que regarder de beaux plafonds, à moins que ce ne soit moi qui me suis acharné à faire de beaux plafonds à une femme qui voulait contempler la lune...

Sur l’écran défilaient des données dans le simple but d’impressionner les passagers: vitesse inimaginable, altitude insensée, température subantarctique. J’ai essayé de m’imaginer volant à cette vitesse au-dessus de tout ce vide. Ça m’a attristé. Au milieu de tout ce froid, je volais, lourd, insignifiant, à la recherche de sens. J’ai eu envie de pleurer un peu. Juste deux minutes. Mais on ne peut jamais pleurer en avion. Il y a toujours quelqu’un pour nous demander si ça va. En public, on peut sourire, se fâcher, se parler, siffler, se moucher, se gratter, mais pas pleurer. J’aurais pourtant bien aimé me déshydrater un peu, faire le désert en moi, équilibrer les atmosphères. Juste deux minutes.

Par le hublot, j’ai regardé le bout de l’aile qui semblait trop fragile pour le poids de l’avion. J’ai frissonné pour lui. Il faisait un peu froid et je reniflais sans cesse. Autour, partout, le bruit régulier des réacteurs se voulait rassurant. Calé dans mon fauteuil, j’ai fermé les yeux comme un magasin en faillite et j’ai prié pour que le bruit cesse, pour qu’on s’écrase, pour que la vitesse, l’altitude et la température reviennent à mon niveau. Mais les statistiques sur les accidents d’avions étaient décourageantes, et mes chances d’un écrasement, infimes. Seul un extraordinaire concours de circonstances pouvait me mener directement aux abîmes, mais ma circonstance ne gagnait jamais de concours. Je n’ai jamais été chanceux. J’allais atterrir à Bruxelles sain et sauf. Terriblement sauf.

13 commentaires:

  1. Salut,
    c'est la première fois que j'écris sur ton blogue. Je le lis religieusement depuis un certain temps mais là, plus fort que moi, je me devais de t'écrire. Bon, c'est pour toi et pour moi disons. Pour toi, parce que franchement, nous faire vivre tout l'arc-en-ciel des émotions en une nouvelle, CHAPEAU! Mais pour moi aussi, qui reste tapis dans l'anonymat du plus anonyme petit gars de 23 ans perdu à Cape Town et qui, le temps d'un trajet d'avion qui alla changer sa vie, souhaitait fort bien que l'avion s'effondre près d'une de ces tribus qui font des clics avec leur langue en parlant.
    Merci à nous deux.

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  2. Du haut de ma grosse douzaine de vols aller-reour entre nos deux continents, je ne peux qu'ajouter moi-aussi : CHAPEAU!:)

    You've got the bit! C'est ça! Et c'est au demeurant écrit du mieux possible, à me faire revivre ces traversées transatlantiques "en peau", comme en hypnose, une regression virtuelle, avec moi dans le rôle de l'étranger tannant collé à votre siège fleurdelysé!:)

    Vous savez quoi? J'adore vous lire, et pour moi c'est déjà une bonne cure contre le nombrilisme des faiseurs de blog de mon genre si humain..!

    Vaguedemain***

    PS: J'ai copié-collé cet article sur mon blog, juste par répandre la Bonne Nouvelle: Tous les Québécois ne sont pas si "épais":)

    http://vaguedemain.vip-blog.com/vip/categories/29.html

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  3. Petit un: tout simplement merveilleux. Tout a fait digeste, pour répondre à tes inquiétudes.

    Petit deux: Encore une fois, Vaguedemain fait des remous sur ce blog... En frais de réplique, je ne suis sceptique: pas sur qu'il est pigé la manière d'être sympathique. Je sais pas elle est où la couille dans le potage, mais je suis certain qu'en suivant les panneaux en néon indiquant ''autosuffisance'' on y arrivera.

    ''PS: J'ai copié-collé cet article sur mon blog, juste par répandre la Bonne Nouvelle: Tous les Québécois ne sont pas si "épais":)''

    ...

    bon... euh...


    Dur de ne pas être méchant, tout d'un coup. Ca apparait quasi pertinent -Vite vite vite envoie le commentaire avant que les mots partent tout seuls-

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  4. Hervorragend ! Un écossais à l'auteur! Schnell! T'es loin de plafonner toi uh?

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  5. Monsieur l'adulte n'a pas lu Le Cid, et donc ignore les mots de Chimène: ''Va, je ne te hais point'' à traduire par ''Allez, je t'aime fort''...

    Il me pense en recherche d'une image sympathique alors que je ne ne fais que publier à tout vent mon enthousiasme, presque mon admiration, lorsque je lis des textes qui me touchent vraiment...

    Il soupçonne une autosuffisance pour changer un peu de la célèbre ''arrogance'' convenue chez les vrais épais (il y en a aussi au Québec) lorsqu'ils qualifient leurs cousins...

    Monsieur l'adulte ne devrait pas retenir sa méchanceté, devrait la laisser couler librement, parce qu'il est frustrant de rester droit dans un méchant tissu lorsque l'envie de se gratter la panse devant tout le monde est aussi irrésistiblement naturelle.

    Anyway, je persiste et signe:

    Ton article m'a enthousiasmé, cher Daniel, et le reste n'a aucune importance..!

    Vaguedemain***

    PS: Préservez-moi des flagorneries du méchant voisin, je me charge des égratigures de mes vrais amis:)

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  6. Merci!

    Pas indigeste du tout, savoureux en fait :)

    On en redemanderait...

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  7. un coucou de France ou notre ami vaguedemain nous parle de vous dans son article du jour, je n'ai qu'un mot a dire ADMIRABLE , donc je reviendrais. amitiées claudie

    http://claudie19.vip-blog.com

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  8. J'aime beaucoup et je la relirais bien version papier, cette nouvelle.

    Je ne me trouve pas chanceuse; pour mon deuxième commentaire y'a encore un vagueécornifleur qui prend d'la place comme s'il était sur son propre blog.

    Ratata

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  9. Ah là, là j'ai VRAIMENT hâte que tu prennes le taureau par les cornes et que tu insistes d'être publié. Ton talent est tout-à-fait merveilleux.

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  10. Je viens de découvrir ton blog...
    En fait j'ai ouvert ton lien car le titre me faisait penser à une chanson de Benoit Dorémus "j'écris faux et je chante de la main gauche"
    ...
    je viens de lire cette nouvelle... savoureuse comme l'ont dit certain !
    c'est un plaisir de te découvrir
    Merci

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  11. Ahhh! Cher Dan...

    Maintenant, on sait ce que tu bois pour avoir un beau plafond de même!

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  12. Je laisse quelque mots pour dire que je ne répondrai pas aux allusions de Vaguedemain.

    Premièrement parce que j'ai préféré le faire sur son propre blog et que l'intéressé a effacé mes mots, deuxièmement parce cette nouvelle m'apparait trop magistrale pour la plomber de babillages, et troisièmement parce que si, de son pieds d'estal d'homme ''culturé'' monsieur vaguemdemain aime à penser que je ne suis qu'un de ces multiples québecois épais, ben coudonc, grand bien lui en fasse. Je n'ai rien à lui prouver.

    Je répondais simplement à l'allusion qu'il faisait concernant les Québecois. << Tous les Québécois ne sont pas si "épais">> n'est peut-etre pas la chose la plus agréable à dire, tout enthousiaste était-il.

    Merci et dsl encore

    Monsieur l'adulte qui seconde: À quand un receuil de nouvelles question d'ajouter de cette magie dans notre bibliothèque?

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  13. Je me demandai si quel qu'un pourrait me parler de l'état d'esprit du personnage principal.

    Il est dépressif ...

    Merci

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