mardi 19 juin 2007

Monsieur Tout Le Monde

Depuis toujours, je passe inaperçu. Dès le départ, mon père ne se rappelait jamais mon nom. Il faut dire que je suis le onzième d’une famille de quinze enfants et que j’ai l’air de rien, j’ai l’air de personne et de n’importe qui. Monsieur Tout Le Monde, c’est moi.

Contrairement à ce que vous pouvez en penser, ça me plaît bien. J’ai commencé très jeune à bosser dur pour que cette situation ne change pas. C’est assez difficile de ne pas se faire remarquer : il faut viser la moyenne, le plus grand dénominateur commun, le cœur de la masse. À l’école, comme les professeurs ne remarquent que les étudiants assis dans la première et la dernière rangées, je m’assoyais dans la seconde, près des murs. Pour être certain de ne pas être remarqué, je visais la moyenne du groupe. Dès que je recevais un 80%, je ralentissais la cadence, et je terminais avec un invariable 72% ni épatant ni inquiétant. Ni vu, ni connu. Je suis passé au travers l’école comme un fantôme au travers les murs.

J’ai abandonné les études assez tôt pour travailler dans une grande usine de boîtes de carton. J’arrive dix minutes avant l’heure, pars à l’heure pile, jamais un congé de maladie; après vingt ans à leur service, les patrons ne me reconnaissent toujours pas. Je possède une maison moyenne dans une banlieue moyenne. J’évite les voitures trop récentes et celles de plus de dix ans. J’aurais bien un enfant virgule huit et une femme un peu moche si pour ça il n’avait fallu qu’une femme me remarquât. Je vis donc seul avec un chien. Pas trop gros le chien.

Le soir, en rentrant du boulot, j’arrête dans une taverne de centre d’achat vaguement achalandé, toujours la même, puis je commande une de ces bières à la mode qui goûtent peu, toujours la même aussi. Malgré ma longue fidélité à ce lieu, le vieux barman me demande toujours quelle bière je désire. Je fais alors semblant d’hésiter avant de dire «Tiens, une Bud Light aujourd’hui». J’ai vraiment l’air de rien, je vous dis.

Mais ce soir, en entrant dans la taverne, le barman m’a reconnu. Le temps de prendre banc, une Bud Light est atterrie devant moi et le barman m’a salué avec un grand sourire :
- Salut Michel! Ça va?
J’étais troublé. Pour la première fois de ma vie, quelqu’un me reconnaissait, se souvenait de moi. J’ai répondu en onomatopées, j’ai calé ma bière et je suis parti en laissant un généreux pourboire.

Dans ma voiture, au moment de mettre le contact, je suis arrivé à la conclusion que je devais maintenant me trouver une autre taverne.

19 commentaires:

  1. Quel beau texte, j'aurais aimé l'écrire!

    Ferais une belle chanson.

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  2. si seulement tu m'avais appris a ecrire comme ca durant ces 2 sessions, je pourrais me partir mon blog aussi mais non... Mon-sieu a trop peur de la compet. ;) Et en passant, on dit pas la barman, mais la barmaid si mes souvenirs sont bons... (desole mon nouveau portable n'a pas d'accents)

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  3. En parlant de Michel...
    En fait, c'est un le, le barman... Désolé pour la coquille.

    Bonne idée, ça, d'éliminer la compette à la base, en sapant son éducation...

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  4. Beau texte, mais déprimant...

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  5. J'ai adoré ton texte.
    Il m'a beaucoup touchée.

    J'espère qu'il n'est pas TROP biographique, ou du moins j'espère que tu es vraiment heureux en tant que Monsieur Tout Le Monde.

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  6. Perso je l'ai trouvé un tantinet "low profile"... ;-)

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  7. L'anonymat, un incontournable pour qui aime observer. Et puis, être Monsieur Tout-le-monde, ce n'est pas si facile, il y a toujours un petit quelque chose qui nous distingue de la masse.

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  8. Déprimant cet homme.

    Mais une usine de boîtes de carton... pour remballer ses rêves peut-être.

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  9. Pourquoi il ne tue pas le barman, tout simplement?

    PB

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  10. Quel beau, beau texte! Je l'ai relu à plusieurs reprises!!!

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  11. Est-ce que tu me permets, Michel, de lire ce billet à mes élèves de 4e secondaire l'an prochain? Pourquoi? Je vais te le dire, pourquoi.

    Tout simplement parce que j'ai toujours éprouvé une certaine révolte envers moi-même lorsque je constatais que je n'avais pas remarqué, un jour ordinaire, un élève qui voulait passer inaperçu. J'ai toujours essayé de dire un commentaire positif à l'élève qui faisait son petit bout de chemin sans vouloir ressortir du lot. Parce que moi, ado, je voulais aussi me confondre dans la masse. Par peur qu'on me remarque. Parce que la remarque incluait le risque. Le risque du jugement. Le risque de m'exposer dans ce que j'étais. Une fille ordinaire. Tellement ordinaire. Donc, on va rester ordinaire, c'est sécurisant. (Pourtant, combien j'étais flyée en dedans....)

    Alors, j'ai toujours insisté pour remarquer le "Oubliez-Moi." Parce que derrière cette détresse, s'est souvent, et même, presque tout le temps, caché une personnalité absolument extraordinaire.

    Merci pour ton billet. Mais je ne le lirai pas à mes élèves sans ta permission. Sans vouloir t'influencer, je peux te dire que je mets ma main dans l'feu que tes paroles vont en toucher plusieurs et même, une grosse majorité.

    Merci Michel!

    En passant, c'est SUPERBEMENT écrit, Michel. J'ai comme l'impression que c'est toi. Si ce texte n'est que fiction, c'est parfait aussi.

    La Souimi

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  12. Souimi: Je te le permets avec plaisir.
    Mais je m'appelle Daniel... :)

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  13. Superbe Daniel... J'espère tellement ouvrir la première page de ton livre un jour ! (à moins que je sois dans le champ et que tu sois déjà publié ???)
    Quel talent !

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  14. Merci DANIEL.
    Tu sais, c'est la première fois que je lis un de tes billets alors, il est tellement bien écrit que j'ai réellement cru que Michel était toi.

    Je reviendrai parcourir ton blogue certainement.

    Bonne St-Jean, Daniel!

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  15. Très beau texte, j'ai adoré !

    Merci !

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  16. Très beau texte Daniel. Je m'y suis retrouvé, celui d'avant ... et d'encore parfois.
    Le problème avec cette attitude c'est qu'on en devient convaincu et on rate , et fait rater aux autres plein de bonne choses.

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  17. C'est ma première visite, j'ai adoré ton texte... Malgré ce que tu crois, le fait de tout mettre en oeuvre pour passer inaperçu doit faire de toi tout un personnage!

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  18. Chouette texte. Sur pas mal d'aspects j'essaye depuis très longtemps de passer totalement inaperçu. Même si par certains autres je deviens complètement extraverti dans certaines situations.

    Bref, cet état d'esprit m'a pas mal parlé.

    Chouette texte.

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