mercredi 9 mai 2007

L'Antichambre

Ariane dort tranquillement. J’allume une de ses cigarettes et le tabac trop sec crépite sous la chaleur. Je ne fume pas habituellement. Je me demande bien pourquoi. Ma première bouffée est un bras d’honneur à ma santé. Je souris. L’air de la chambre est à peine frais. Dehors, il doit neiger, mais je ne peux le dire car les rideaux sont tirés. Il reste plusieurs heures avant l’aube. Je fais du temps.

Dans le lit à mes côtés, sa respiration douce, mesurée, chaude. Ariane dort, le poing serré sur son oreiller. Les draps la couvrent mal. J’effleure de la paume des yeux son épaule, son bras, le côté de son sein. Elle soupire en souriant un peu. Je n’ai jamais vu une fille aussi heureuse de dormir nue dans mon lit avant elle.

Je me souviens de notre première rencontre. Elle prononçait des mots, n’importe lesquels, pendant que j’observais ses lèvres trop minces. Je m’étais surpris à la désirer, elle et ses cheveux blonds et bouclés alors que j'aimais les bazanées aux cheveux raides. Elle avait aussi le nez trop court, les épaules trop fortes, les seins un rien trop lourds. Ce soir-là, elle m’avait embrassé un peu brusquement, la langue tendue comme pour m’éperonner.

Avec le temps, j’ai appris à la connaître, à remarquer les petits riens qui sont tout. Je pourrais écrire un livre sur elle, un bouquin qui me servirait de bible, de base à ma religion. D’ailleurs, Ariane sacre beaucoup. Ce n’est pas son seul défaut. Aussi, elle se montre impatiente le matin. Elle fait l’amour les yeux fermés comme pour imaginer un autre, et après, elle parle sans arrêt en grillant une cigarette. Elle fume beaucoup, toujours, et quand elle m’embrasse, l’odeur du tabac froid assiège ma bouche. Je ne sais pas pourquoi le café, le tabac et les coeurs, refroidis après avoir brûlés, goûtent si mauvais.

Aussi, elle ne ramasse jamais ses mouchoirs qu’elle sème un peu partout dans l’appartement et dans sa voiture, ce vieil attelage déjanté dont elle connaît par coeur les chiffres inscrits à l’odomètre tant ça fait longtemps qu’il ne tourne plus. Une voiture crasseuse et rouillée. Quand elle frappe un nid-de-poule, il arrive souvent qu'une fenêtre tombe dans la portière, portière qui s'ouvre parfois toute seule lors d'un virage serré. Ariane le surnomme son «char de clowns» en riant. Cette fille se fout un peu de tout.

Ariane est un condensé de joyeux irritants : elle boit toujours un peu trop, mais malgré un foie fragile, elle a l’alcool heureux. Elle se ronge les ongles en parlant des gens qui peuplent l’asile qui lui sert de boulot. Elle écoute Lemay, Twain et Presley. Elle lit Dantec et Bombardier. Elle est d'ailleurs la seule que je connaisse qui lise Bombardier par plaisir. Elle dit «définitivement» alors que son énoncé n'a rien de définitif, et possède un joli accent de la Beauce qu’elle traîne en tout temps, sauf quand elle parle à des Européens ou des gays. Elle appelle sa mère tous les jours et elle n’éteint jamais la sonnerie de son cellulaire.

Malgré tout cela, cette fille se couvre encore les seins pour aller aux toilettes, après l’amour, même si je les ai vus des milliers de fois. Puis, elle me laisse toujours suffisamment d’eau chaude après ses douches. Le soir, quand elle est fatiguée, elle louche un peu. Mais très peu.

Cette fille, elle traîne dans mon lit depuis toute une vie déjà. Cette fille, je l’aime comme je n’ai jamais aimé, et je jure que dehors il ne fait même pas beau. En ce moment, sa respiration profonde et régulière apaise toute la chambre, tout mon être. Habituellement, je prends son rythme respiratoire pour m'endormir. Mais pas cette nuit.

Je prends une autre bouffée de nicotine et les vapeurs m’étourdissent un peu. Je souffle la fumée vers le plafond en essayant de faire des ronds. Mais je ne réussis que des masses informes qui disparaissent lentement. J’attends je ne sais quoi. Que le sommeil me rattrape. Que le soleil se lève. Qu’aujourd’hui devienne hier. Car aujourd’hui, j’ai découvert qu’Ariane avait un amant.

15 commentaires:

  1. Ce texte c'est tellement vrai , humain , naïf. Tu écris avec un naturel et une honnêteté qui fait frémir. Une nouvelle simple , un texte complet , une émotion forte.

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  2. Tu sais mon Dan, tu es vraiment le meilleur des auteurs non publiés.

    Vraiment.

    Mais qu'attendent donc les éditeurs?

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  3. J'aime beaucoup ce texte comme beaucoup que j'ai lu ici depuis que j'ai découvert l'endroit. Je termine ma lecture avec la gorge sèche et serrée.

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  4. Encore une fois: quel texte! et surtout:quelle chute! J'aime ta manière de conclure, cette asymétrie. En commençant ma lecture, je me suis dit:"tiens! en voilà encore un qui s'est laissé gagner par la chaleur". Une épaule, un sein; cet abandon.
    Et puis...
    c'est beau. juste beau.

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  5. y a des mots...
    y a TES mots qui font des images si fortes...

    L'amour ment si souvent,
    ces mots racontent une vérité.

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  6. Wow la chute! Que c'est beau, à en couper le souffle. J'ai adoré votre texte, ainsi que tous ceux qui figurent sur ce blogue.
    On en veut encore!

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  7. comme quoi l'amour n'a rien du drame de fiction qui commence mal et finit bien
    dans chaque nouvelle histoire, il n'y en qu'en remontant le temps qu'on peut s'émerveiller

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  8. Bravo Dan, on a vraiment l'impression d'y être, ou du moins d'avoir été à ses côtés. Parloles de beauf !

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  9. flèche au plexus.

    Impudique mais plein de respect.

    merci

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  10. Je suis sans mot devant les tiens, si beaux...

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  11. Oui c'est un des beaux textes qu'il m'ait été donné de lire...

    C'est bien compliqué les filles...

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  12. Bientôt dans une librairie près de chez vous...

    Le rythme des phrases, la justesse des mots, la précision des images, ouf, c'est beaucoup pour une première lecture.

    J'y retourne. Pour apprendre.

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  13. C'est un texte qui me touche, car les descriptions de la non-perfection du corps de la femme aimee donne de l'espoir.

    La fin du texte, c'est tout simplement la vie.

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  14. Tout le long, je me laissais bercer par cet amour qui apprécie tous les petits travers de son amoureuse, puis PAF ! je me suis fait rentrer dedans par un dix roues.

    ( j'espère juste que j'ai pas fait de fautes... c'est gênant d'écrire ici :P mais j'aime bien te lire. )

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  15. Merci pour ce beau cadeau. C'est d'un réalisme....

    Superbe écriture encore une fois.

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