dimanche 4 mars 2007

Atsanik/George

Il restait encore trente minutes au cours que déjà, j’entendais des cahiers à anneaux se refermer en un claquement sec, des milliers de petites dents de fermetures éclair s’imbriquer, des boutons-pression s’enclencher pour cacher quelques crayons dans des étuis ornés de Tupac Rules, d'I luv J. et d'autres Canada kicks ass écrits au liquide correcteur.

Il restait trente minutes au cours, mais j’ai tout de même appuyé sur l’accélérateur. Je savais bien qu’ils avaient hâte à la semaine de lecture.
- À la quoi, monsieur? me lance un rigolo faussement intrigué.
- Semaine de lec-tu-re… dis-je en séparant les syllabes.
- Mais monsieur, poursuit l’étudiant, c’est idiot en français : lec-tu-re… on ne lira pas. C’est le «spring break»!
- C’est vrai qu’en anglais, c’est mieux : le «spring» au début mars…

Nous avons tous ri puis j’ai terminé une leçon que personne n’écoutait plus. Quand j’ai lancé «Bonne semaine!», il a eu un grand bruit de chaises et de pupitres, puis en moins de quelques secondes, tout le monde avait fui.

Tout le monde sauf Atsanik, un Inuit du nord québécois qui insistait pour qu’on l’appelle George et dont la grandeur faisait mentir tous les livres de ma jeunesse où ceux qu’on appelait les «Eskimos» mesuraient un mètre dix. Il rangeait ses effets sans hâte.
- Tu n’es pas pressé de partir, Ats… George? dis-je, mi-intéressé.
- Bah… - il commençait toutes ses phrases par bah… - À quoi bon? Je vais passer la semaine tout seul dans les résidences du campus.
- Tu ne retournes pas dans ta famille?
- Bah… Trop coûteux.
- C’est vrai, l’avion et tout. Maudite logique économique; l’offre et la demande, tout ça...
- Bah… Ce n’est pas de monter là-bas qui est coûteux; votre gouvernement paye pas mal tout… Le plus dur, c’est de repartir dans le sud après, c’est de repartir de chez-moi…

J’ai alors mesuré la profondeur du fossé : je lui parlais économie; il me parlait anthropologie, culture, trippes. Je lui parlais de gestion, il me parlait de ce George qui revenait dans son village et de cet Atsanik qui chaque fois le quittait. J’ai essayé de montrer un peu d’une sincère sympathie mais j’ai cherché mes mots quelques secondes, puis j’ai préféré me taire. De toute façon, Atsanik avait peu à foutre de ma sympathie.

En partant, Atsanik a souri un peu puis m’a dit :
- Votre logique économique a raison : repartir de mon village est rendu au-dessus de mes moyens. En restant ici, j’évite de faire face à quelque chose qui ressemble à une faillite…

Après le départ d’Atsanik, j’ai fait une pile bien tassée avec les feuilles d’exercices du cours, des exercices sur la concordance des temps, notion que je croyais naïvement bien maîtriser.

5 commentaires:

  1. Ce que j'aime de tes textes, c'est qu'ils viennent nous chercher par surprise. Il y a toujours cette note mi-sucrée, mi-amère qui reste au fond du palais

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  2. "Canada kicks ass"!!! Hahahahaha! N'importe quoi! C'est fou toutes les niaiseries qu'on enseigne aux jeunes de nos jours!

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  3. souvent enseigner c'est apprendre des autres.

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  4. C'est kitsch tout ça mais moi je suis encore plus kitsch parce que je vis avec un beau lama andin nommé Biquette et même si je l'aime, le gouvernement nous refuse l'union légale.
    On est un vrai couple. Il écoute son chanteur Serge tous les soirs et si je lui fais pas ce qu'il veut, il me fait la moue toute la sainte nuit. Essayez d'imaginer un lama de mauvaise foi et vous aller comprendre l'équivalent du sommet de l'iceberg de mon malheur.

    Si ça c'est pas kitsch....

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  5. On a tué les chiens, interdit la langue, fournit des poisons, enlevé le sens... Les canadiens n'ont pas réussi à exterminer les Inuit et les indiens. On est pris avec leur immense tristesse... Peut-être qu'ils nous enseigneront qu'est-ce que la dignité quand on a tout perdu.

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