jeudi 22 février 2007

Le Creux des mains

Nous nous poussions. Nous jouions du coude. Pour gagner. Un centimètre. Plus haut. Plus en avant. Pour fuir la faim qui s’imposait. Pour être le premier, le plus près possible de la voie. L’attente avait assez duré et dans duré, il y a dur. Dur comme dans difficile, intransigeant. Mais tout cela se terminait. Le train de Vladivostok arrivait. L’absence dans nos ventres reculait, battait en retraite. Devant nos yeux, un défilé comme celui d’un Mardi Gras: une locomotive, deux wagons. Pas de cambuse. Le plus beau des défilés.

Le convoi stoppa devant nous. La pression de la foule se fit encore plus forte. Les bras se joignirent aux miens et se levèrent vers la grande porte de bois du premier wagon. Au bout de ces bras, des mains rudes, sales, que personne ne voulait serrer, à qui personne n’avait donné un coup de la leur depuis le début de cette guerre. Les poings se desserrèrent, libérés des menaces, du désespoir. Tous écartaient leurs doigts pour attraper ce qui pourrait passer à portée et un peu au-delà. Des centaines de petites étoiles criant leur soif d’être rassasiées. Devant nous, derrière l’écran de mes larmes de joie, la grosse porte tardait à s’ouvrir. L’attente parut interminable. Superminable. Très, très minable. Qui mine.

Des secondes déguisées en siècles.
L’ouverture se fit. Les bras se tendirent encore plus, à la limite du déchirement. Nous redevenions les rois que nous avions jadis été. Mais lentement, sournois comme une épidémie, le silence s’infiltra dans toutes nos bouches vides depuis trop longtemps. La foule se tut.
Silence de mort.

Le wagon était vide.

Dans l’embrasure, il n’y avait que Sergei dans son uniforme usé. Sergei que je voyais pour la première fois en seize mois. Sergei, le seul de mes fils qui ne soit pas encore mort pour notre patrie. Avec un air désolé, il ne dit rien. Il avait raison. Il n’y avait rien, à dire comme à se mettre sous la dent. Il n’y avait plus de nourriture depuis des semaines à la grande ville. Mais rien depuis des semaines, c’est plus que rien depuis des mois ici. Et dans ce wagon, à nos yeux, il n’y avait rien que depuis quelques secondes. Le vide du convoi se joignit à celui de nos ventres, prit toute la place. La faim et le froid revinrent s’installer, gonflés à bloc, avec le sourire des vainqueurs qu’on croyait vaincus.

Je réussis à monter dans le wagon, à m’approcher de mon fils. Je le serrai dans mes bras débiles, dans mes mains décharnées.

Jamais je n’aurais cru si puissante l'envie d’étrangler un homme.

9 commentaires:

  1. Creux de mains, creux de vilains.
    (Excusez... J'me trouvais drôle...)

    RépondreEffacer
  2. Wow! Quelle écriture... on s'y croirait. Quelle évocation! J'ai presque pleuré de dépit quand la porte s'est finalement ouverte.
    Bravo

    RépondreEffacer
  3. Michael vous remercie d'avoir remplacé le nom de la gare de Etobicoke-Lakeshore par une plus éloignée de chez vous!:)
    Vaguedemain***
    (Ne vous fâchez pas, Monsieur Ignace: C'est juste une petite joke charmante:)

    RépondreEffacer
  4. J'y étais le temps des mots,
    en effet...c'est remarquable de lire et d'y croire autant dès les premières lignes.

    RépondreEffacer
  5. Superbe, à couper le souffle. J'ai ressenti un vide lorsque la porte s'est ouverte. Raffiné et évocateur.

    RépondreEffacer
  6. la derniere petite phrase .
    je suis KO,du ressenti qui vien de me submerger.
    m.

    RépondreEffacer
  7. s'il vous plait, c'est dû au KO,rajouter "t" à vient!!
    merci.
    m.

    RépondreEffacer