mardi 28 novembre 2006

Money for Nothing and Canal for Free

À chaque exhalation, ma respiration laissait un fin nuage devant ma bouche en ce matin de novembre 1993 alors que je marchais vers le métro Atwater. Sur le pont de la rue Charlevoix chevauchant le canal Lachine, deux badauds appuyés sur la rambarde jasaient fort. On aurait dit Laurel et Hardy version Pointe Saint-Charles, la tuque du Canadiens sur le bout de la tête, les bottes de construction délassées, tous clichés populaires réunis. Ils pointaient un bout de tissu à la surface des eaux brunes. Je n’étais pas pressé, je me suis accoudé au garde-fou près d’eux.
- Ce n’est qu’un manteau, j’te dis, lançait fort le plus gros des deux hommes.
- C’est un cadavre, imbécile, répondait le maigre.
- Si c’est un cadavre, pourquoi on ne voit pas les mains, ou les jambes, ou la tête? Hein?
- Parce qu’elles sont trop lourdes pour flotter à la surface, j’ai lancé.
Ils ne m’ont même pas regardé et ont poursuivi la discussion, comme si j’avais toujours été des leurs :
- Quand même, on verrait quelque chose, sais pas moi, des cheveux… a continué le ventru dans ma direction.
- Si le corps est dans l’eau depuis hier, probablement pas, ai-je ajouté.
Déjà, sur le bord du canal étaient descendus quelques hommes et un policier. Ils avaient attaché une pelle au bout d’une corde et essayaient de la lancer par dessus le manteau pour le tirer vers la berge. Le léger courant du canal et la maladresse aidant, ils durent se reprendre trois fois avant de bien viser.
- Cinq piasses que c’est un cadavre, j’ai dit, trop sûr de moi.
- Pari tenu, dit Hardy en jetant son mégot d’une pichenette dans les eaux brunes.
Le policier tira sur la corde et quand la pelle arriva au tissu bleu marin, le manteau roula sur lui-même. Du coup, une main gonflée est sortie de l’eau, comme dans les pires films de série B.
- Ah b’en criss, j’étais pourtant sûr, a laissé tomber le massif en me donnant son 5$ en petite boule frippée.
- Merci, ai-je lancé gauchement, un peu bouleversé, en réalisant soudainement que je n’étais pas en avance pour mon cours.
En marchant vers le métro, je me suis dit que c’était l'argent le plus insensible, le plus glacial qu’un homme ait pu faire. Avant d’entrer dans la station, j’ai tendu le 5$ toujours en boule à un quêteux. Je lui ai fait promettre de le dépenser pour une bière froide. Il a semblé me trouver un peu con.
Il n’avait pas idée combien il avait raison...

7 commentaires:

  1. Ton narrateur a déjà rencontré Motte & Jeff!?

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  2. Comment veux-tu devenir écrivain alors?

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  3. ouf... j'ai presque lu le texte d'une traite...

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  4. Mais non... Je t'assure, Lady, ils l'ont sorti de l'eau depuis...

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  5. C'est vrai cette histoire horrible? C'était un homme ou une femme? Ils n'en parlent pas aux nouvelles? Ça ressemble à un début (un bon début) de roman policier votre histoire, vous devriez continuer et publier.

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  6. Le cadavre dans l'eau qui se retourne, c'est vrai de vrai, et il était fort difficle de savoir si c'était un homme ou une femme.

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  7. Ma première visite ici. Tu écris bien, très bien même.

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