lundi 19 septembre 2005

Ti-Gus

Dans la ville où, bien appuyé sur mes mains près d’une chaîne stéréo, j’ai regardé passer mon adolescence, vivait un vieil idiot sourd-muet. Enfin, je dis vieux, mais il n’avait pas vraiment d’âge. Il semblait faire partie du paysage depuis toujours. Tout le monde l’appelait Ti-Gus, mais on aurait pu l’appeler Adelinette ou Requin-marteau qu’il ne se serait pas plus retourné, sourdingue comme un pot qu’il était.

Ti-Gus n’avait jamais appris à lire sur les lèvres et encore moins à parler en langue signée, alors quand on lui disait quelque chose, il comprenait bien ce qu’il voulait, et s’exprimait par des sons simiesques. Hum! c’était Bonjour. Hum! c’était J’ai faim, Hum! hum! c’était Fous le camp petit con. La Ville (pas la ville ville, mais la Ville avec un grand V) où je vivais avait un jour chargé Ti-Gus de l’entretien de l’aréna et du terrain de baseball. L’été, il râtelait comme un cultivateur mexicain. L’hiver, il sifflait pour avertir les petits morveux qu’ils patinaient trop vite, ou pas dans le bon sens, ou à reculons. Le soir, pour éviter de croiser trop d’imbéciles, il retournait chez lui en marchant sur les dormants de bois de la voie ferrée. Nous, les enfants du quartier, comme les maringouins de son silence, on courait lui crier des noms dans son dos en le pensant bien à l’abri derrière sa surdité.

Quelques années plus tard, j’ai côtoyé Ti-Gus quatre ou cinq mois, le temps d’un travail entre deux désorientations universitaires. Il venait me jaser pendant mes pauses, mais je me lassais vite de son discours monosyllabique, et lui riait trop fort de mes mimiques à la Marceau. Je l’ai tout de même connu le temps d’une saison, le temps de voir qu’il n’était pas idiot du tout, qu’il manquait tout simplement de mots comme d’autres de cartes dans leur main.

Cet hiver-là, Ti-gus a adopté un vieux chien errant, ou un chien errant a adopté Ti-Gus, je n’en suis plus certain. Enfin quelqu’un qui ne le suivait pas pour lui crier des chienneries, quelqu’un qui n’avait pas besoin de mot. Il fallait voir la joie, la fierté dans les yeux de l’homme quand il présentait son chien aux passants. C’est fou l’humanité que peut faire ressortir une bête pleine de puces qui pue sous la pluie.

Le temps a passé. Je suis allé vivre à la grande ville, là où les sourds-muets sans instruction ne travaillent pas, ni à l’aréna ni sur les terrains de baseball. Je n’ai plus eu de nouvelles de Ti-Gus pendant longtemps. Suffisamment longtemps pour que son chien meure de vieillesse.

Puis un jour, j’ai appris par le journal que Ti-Gus était mort, frappé par un train alors qu’il retournait chez lui. Dans l’entrefilet, le coroner disait que Ti-Gus n’avait probablement pas entendu le train arriver. Moi, je pense plutôt que lorsque le train s’est présenté, Ti-Gus n’a rien dit.

16 commentaires:

  1. Chair de poule et vagues. À l'âme, d'abord, puis à l'estomac, et à l'empathie, ensuite. Y'avait aussi un Ti-Gus par «chenous». Jamais personne ne l'avait dépeint aussi exactement que toi, ce matin. Jamais non plus n'avais-je eu une pensée pour notre Ti-Gus de Roberval.
    *Heureusement que tu chantes mal.*

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  2. Chapeau Dan. C'est ton meilleur depuis fort longtemps !

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  3. Ayoye... euh...
    'les maringouins de son silence' c'est beau.
    Et tout le reste aussi.
    Et euh...
    wow.
    - Cat qui a perdu ses mots dans le détour des tiens -

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  4. putain. j'm'en sens tout sensibilisé.

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  5. Chui émue ! Ma meilleure amie a grandi dans TA ville et m'a déjà parlé de Ti-Gus. Une anecdote : un soir, elle appelle à l'arena pour savoir les heures de patinage libre ou chépakoi et c'est Ti-Gus qui répond. Alors du haut de ses 11 ans elle crie : Mamaaaaan ! C'est Ti-Gus qui répond ! Et sa mère de lui dire : bin raccroche ! Ce qu'elle a fait.

    Et elle me disait mais comment il a fait pour répondre au téléphone s'il est sourd ? Et aussi qu'elle pensait souvent à lui. Aujourd'hui, elle est dans la quarantaine et je vais lui dire que Ti-Gus est maintenant parti au pays des téléphones qui sonnent.

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  6. Beau texte Dan. On a tous un Ti-Gus dans notre enfance, semble-t-il.

    Dis-moi, ce serait pas Bertrand et Marie-Chantale qui l'auraient poussé sous le train... vu qu'il ne voulait rien entendre?
    ;-)
    (Pôv toi qui voulait changer de sujet ; je sais, je sais, c'est pas malin, mais c'est un malin plaisir.)

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  7. ... mais je ne voudrais pas jeter de l'huile sur le vieux. ;-P

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  8. Lagreff :P Pas grave, je t'en veux pas, mais c'est vrai que tu jettes de l'huile... tk.

    Daniel : Très rare qu'un texte suscite une émotion sur les blogs, c'est réussi. Comme le dit Intellexuelle, "heureusement que tu chantes mal".

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  9. Djo -> Comment reconnais-tu MA (dieu m'en garde) ville? Des Ti-Gus, il y en a un par ville (garanti par un programme de sauvergarde du patrimoine du gouvernement qui en fait la distribution)... On se connaîtrait donc?

    Lagref -> Il fallait changer de sujet; au train où allaient les choses, certains s'entredéchiraient et des sourds m'huaient (gnac! gnac!)

    Intel et Marie -> Je chante mal, mais Ti-Gus ne s'en est jamais plaint.

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  10. Non on ne se connaîtrait pas. C'est mon amie (que moi j'ai connue à 20 ans, nous avons toutes deux la quarantaine maintenant) qui avait un Ti-Gus dans son arena. Et il était comme le tien. Tout comme.

    St-Jean-sur-Richelieu pour elle.

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  11. Ah ben ta!
    C'est donc le même. Saint-Jean est partout.

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  12. Tu remarqueras le chauve que je n'ai même pas relevé tes propos capilotractés....

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  13. Ouf.. première lecture de ton blog.. ta façon de le peindre... les mots me manquent.

    J'y reviendrai.

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  14. c'est vraiment beau, à la fois pour le fond et la forme, d'une très grande sensibilité

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  15. J'aime
    et dans le silence ou pas, je connais trop de gens qui attendent leur train. Touchant ton texte.

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