mercredi 25 mai 2005

Il y a des matins

Il y a des matins de presque rien, où le temps meurt dans des draps bleu foncé. Il y a des matins où je retraverserais des océans en espérant secrètement ne jamais fouler d’autres terres que celles que j’ai labourées avec mes doigts. Il y a des matins où le soleil est déjà levé depuis quelques jours. Il y a des matins où on se couche. Il y a des matins où le café froid a gardé un peu de sa mousse. Il y a des matins où le chat du voisin attend qu’un poisson sorte de la bouche d’égout. Il y a des matins où sa peau est douce comme l'aile d'un papillon. Il y a des matins où la mort paraît chaude. Il y a des matins où je m’ouvrirais un restaurant, un bar, un hôtel de passe, les veines des poignets, n'importe quoi pour ne plus jamais partir. Il y a des matins où j’ai dix mille ans, une cravate de plomb et les yeux qui tombent sur les côtés. Il y a des matins où les vulves goûtent sucré le miel. Il y a des matins où les sourires sont sans raisons, irraisonnés, irraisonnables. Il y a des matins où son parfum s’accroche aux murs plus longtemps qu’à l’accoutumée. Il y a des matins où on cherche un mot et qu’on ouvre le dictionnaire directement à la bonne page. Il y a des matins où le mot dans notre tête n’existe pas. Il y a des matins qui n’existent pas. Il y a des matins où j’ai honte de cette médaille de l’armée russe que j’ai achetée d’un vieillard édenté en sachant lui prendre ce qui lui restait de gloire. Il y a des matins où j’achète des souvenirs pour presque rien. Il y a des matins édentés. Il y a des matins où notre histoire tient en une médaille. Il y a des matins qu'on contemple mais qui signifient si peu. Il y a des matins en mal de tête et en haleine du passé. Il y a des matins où je vomis toute mon histoire dans un seau en fer blanc. Il y a des matins tumeur, des matins cancer, des matins glaucome. Il y a des matins où je me soucie plus des cicatrices que des chirurgies. Il y a des matins scalpel, des matins suture. Il y a des matins où jouent à la radio la chanson dans ma tête. Il y a des matins où le facteur ne me laisse rien, me laisse tomber. Il y a des matins où je reçois des bouteilles de vin par Purolator pendant que coule le café et que meurent des enfants suspendus aux seins vides d’une mère trop sèche pour pleurer. Il y a des matins où je ne salue personne pour garder mes mains au chaud, là où elles comptent ce qui me reste de monnaie. Il y a des matins où je ne crois en rien, ni en dieu, ni en l’homme et sa douce, ni au journal, ni aux bourgeons. Il y a des matins où j’abdique, où je concède la victoire à ce moustique qui me tourne près de l’oreille depuis l’antiquité. Il y a des matins où mes espoirs se muent en peurs devant des tests de grossesse trop fatigués pour être clairs. Il y a des matins où j’essaie de plier des cuillers par la force de ma pensée. Il y a des matins où elles ne plient pas. Il y a des matins où je pense à tout ça et où je souris malgré tout le cinéma américain, malgré vous, malgré moi. Il y a des matins sans rien de tout ça. Il y a des matins que j’aime, pour rien, pour rire. Et il y a des matins où je crains qu’un soir, j’aie hâte de me coucher.

6 commentaires:

  1. Bon matin! Et merci d'avoir égayé le mien.

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  2. Ayoye, très beau! La plume est de retour! Ça fait nos matins déjà...

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  3. Et il y a des matins où je rêve d'écrire ne serait-ce qu'une ligne d'un texte comme ça...

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  4. Il y a des matin où le soleil caresse des feuilles printanières qui donnent envie d'être juste bien.

    Ton texte est un de ces matins.

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  5. Il y a des matins oû la plume de l'oreiller se réveille inspirée et révèle un énorme talent!
    super ce texte !

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